
Comment en est-on arrivés là aujourd’hui ? Cette question revient fréquemment lors de nos interventions pour résoudre des conflits. Les conflits, ce sont des désaccords persistants qui fragilisent la santé des personnes, les relations au sein des groupes et l’activité économique. Selon l’Observatoire du Coût des Conflits (2021), ces tensions internes représentent un mois de travail perdu chaque année, tandis que le Journal des Entreprises (2022) rapporte que les salariés perdent en moyenne 3 heures par semaine à cause de ces désaccords.
Ces dernières années ont mis en lumière l’importance des liens sociaux, mais la qualité des relations de travail demeure affectée par divers défis. Les difficultés à recruter dans certains secteurs avec une charge de travail élevée, des temps collectifs plus rares sous la pression de l’activité, des changements stratégiques participent tous à l’émergence de ces conflits.
Des questions émergent de ces constats : les conflits au travail sont-ils inévitables ? Quels facteurs les alimentent ? Et si, à travers ces tensions, nous retrouvions une nouvelle dynamique collective ? Quels outils aident à restaurer le dialogue au sein des équipes ?
Les conflits au travail existent depuis les premières structures sociales.
Dans les sociétés agricoles puis artisanales, les tensions étaient souvent liées aux droits, aux pouvoirs et à la justice des maîtres et des apprentis, et plus tard des patrons et des ouvriers. Avec l’industrialisation aux XVIIIe et XIXe siècles et la production de masse, les conflits ont pris une dimension systémique. Une nouvelle hiérarchie s’est installée et les luttes sociales se sont structurées autour des syndicats et des premières grandes grèves.
Le XXe et le début du XXIe siècle marquent une nouvelle évolution des relations interpersonnelles au travail, avec un développement du droit du travail, la reconnaissance du dialogue social, l’introduction de la psychologie du travail et du management participatif. Les confits au travail changent alors de nature. Ils deviennent interpersonnels ; ils sont plutôt liés à la stratégie, aux valeurs ou à la santé au travail.
En ce XXIe siècle, à l’ère du numérique, de l’accélération des changements et de la quête de sens, les conflits trouvent d’autres sources : la charge mentale, les conflits de valeurs, le manque de reconnaissance. Dans ce contexte, les enjeux liés à la diversité, à l’équilibre vie pro-vie perso et au bien-être tiennent une place plus importante.
Les conflits sont une manifestation naturelle de la vie en collectif. Les sources de désaccords sont nombreuses et variées.
Les divergences de caractères, de pratiques et de valeurs peuvent créer des incompréhensions. Une communication inappropriée peut entraîner des interprétations erronées, des rumeurs et des déceptions. Les ambiguïtés concernant les rôles et les responsabilités génèrent des tensions, surtout lorsque plusieurs personnes revendiquent une autorité similaire sur une tâche ou quand personne n’en prend la responsabilité. Le manque de ressources ou la compétition pour un budget, du temps ou des effectifs limités peut provoquer des conflits de moyens. L’augmentation de la charge de travail, les délais serrés et le stress exacerbent les divergences entre collègues, rendant les conflits plus probables. Le changement de stratégie peut induire de l’incertitude, un sentiment d’insécurité et de concurrence, surtout si les individus ne sont pas inclus dans le processus de conduite du changement. Enfin, une culture qui favorise la compétition plutôt que la collaboration peut facilement mener à une escalade des conflits.
Bien souvent, ces sources de désaccords sont interconnectées entre elles, rendant leur résolution de plus en plus difficile. Pour autant, le conflit est-il une fatalité ? Pas évident. Car du désaccord à la crise, il y a un pas, une véritable dynamique !
On remarque souvent un conflit lorsqu’il devient visible. Or des recherches, notamment celles de Friedrich Glasl, consultant en médiation, indiquent que les conflits, quelle que soient leur nature, suivent une dynamique commune qu’il a modélisée en neuf stades, jusqu’à la crise ultime. Son modèle offre une compréhension claire de l’évolution des tensions.
Un conflit naît souvent de désaccords et d’incompréhensions qui peuvent rester dans l’ombre. Ces conflits sont généralement le fruit de perceptions individuelles et collectives, influencées par les histoires personnelles et les schémas de projection de chacun. Enfermés dans leurs interprétations, les individus peuvent éprouver des difficultés à écouter et à comprendre le point de vue de l’autre. À ce stade, il est encore possible de trouver un accord gagnant-gagnant.
Toutefois, face à une tension relationnelle, certains préfèrent éviter la discussion pour se protéger, tandis que d’autres tentent de s’exprimer pour mieux se faire comprendre. Si cela ne suffit pas, chacun débat pour tenter de convaincre l’autre. Lorsque le dialogue n’aboutit pas, les personnes en viennent aux actes, cherchant à imposer leur point de vue. À partir de ce stade, il devient déjà plus difficile de revenir en arrière.
Alors que chacun campe sur ses positions et que ni le débat ni l’action n’ont eu d’effet pour restaurer la compréhension, les personnes cherchent des alliés parmi leurs collègues ou au sein de la hiérarchie. Elles se concentrent davantage sur la promotion de leur avis que sur l’écoute. La relation se déséquilibre, devenant gagnante-perdante. Pour renforcer leur position, elles désignent et critiquent les perturbateurs. À ce stade de polarisation, le conflit change de nature : d’interindividuel, il devient collectif.
À mesure que les alliances se forment, les protagonistes oublient la raison initiale du désaccord. Le problème devient la personne. Le conflit, désormais collectif, peut s’entremêler avec d’autres désaccords plus anciens et non résolus. Les individus ne cherchent plus à résoudre le problème, mais à fragiliser l’autre, durcissant les moyens utilisés. Les attaques verbales, les menaces et les tentatives de manipulation se multiplient. Un sentiment d’insécurité s’installe, et la relation entre dans une dynamique de perdant-perdant.
Dans cette dynamique, trouver un accord devient extrêmement difficile. Chacun défend ses propres représentations de la situation, et toute tentative de dialogue est bloquée. Les protagonistes et les observateurs, impuissants, se retrouvent dans une impasse. Quelle que soit la solution, il y a un risque de privilégier certains et d’appliquer une forme d’injustice sociale.
Il s’agit alors d’atteindre l’identité de l’autre et d’anéantir la position adverse. Le conflit se cristallise, atteignant un point de non-retour où seul le départ d’une des parties, le passage à l’acte violent ou la mise hors circuit sont possibles. Le sentiment d’injustice prédomine de part et d’autre. Les alliances se renforcent pour soutenir et faire justice. Des clans se forment, et l’escalade conduit à une crise où l’activité du collectif ou de l’organisation se fragilise significativement. Dans ce contexte de chute conjointe des protagonistes et de contagion plus générale, la rupture semble la seule voie possible.
Comprendre l’évolution des tensions permet de définir les outils les mieux adaptés selon leur maturité dans la dynamique.
Il est possible, dès les premières tensions, d’identifier des signaux faibles. Une communication moins fluide, des personnes que l’on n’informe plus, des critiques répétées, des changements de comportements dans les relations et les activités professionnelles doivent déjà alerter. Dès cette détection, il convient d’intervenir pour comprendre la situation. Des échanges avec des questions ouvertes, neutres et une écoute active peuvent aider à identifier la source du désaccord.
Lorsque les tensions semblent se multiplier au sein de l’organisation, il est opportun de saisir, à l’échelle de l’organisation, quelles peuvent être les sources de conflits. Un diagnostic de qualité de vie et de conditions de travail (QVCT) ou un baromètre social peuvent être menés. Ils aident en effet à identifier les facteurs, à partir desquels il sera nécessaire d’entamer une démarche pour définir les actions d’amélioration des relations sociales au sein de l’organisation et pour les mettre en œuvre très concrètement.
Alors que la dynamique du conflit en est encore au stade gagnant – gagnant, il peut être opportun de former les personnes à la Communication Non Violente et d’organiser des espaces de discussions sur le travail (EDD). Cette forme de communication, partagée par les professionnels, encourage une des échanges respectueux et constructifs et facilite le désamorçage des tensions.
Le manager ou tout autre médiateur interne peut également intervenir. Dans ce cas, il est important qu’il pose un cadre neutre et équitable pour les deux parties et qu’il les informe du processus de médiation interne. Notamment, il veillera à rencontrer individuellement chaque partie, avec le même objectif de compréhension de leur difficulté. Il devra vérifier pendant l’échange la capacité de chacune à entrer dans un dialogue d’écoute et de compréhension de l’autre. Il pourra ensuite réunir les deux parties, avec leur libre accord, pour les aider à engager un dialogue et à trouver un terrain d’entente mutuelle. Il utilisera la négociation raisonnée pour trouver une solution avantageuse pour chacun. Cette technique permet de résoudre les conflits de manière constructive et équitable.
Il est possible que cela ne suffit pas. Le conflit entre alors dans une phase de polarisation gagnant – perdant. Il peut être opportun de faire appel à un médiateur externe. Celui-ci aura pour tâche de réinstaurer, dans un processus de médiation sécurisant et rigoureux, la possibilité d’un dialogue à partir duquel il devient possible de sortir conflit. Le médiateur externe ne peut réussir qu’avec un appui fort de l’organisation et une volonté des parties d’avancer.
Une médiation ne peut réussir que sous certaines conditions. En l’absence de celles-ci, et lorsque le conflit entre dans une dynamique perdant – perdant, l’organisation est contrainte de recourir à un arbitrage impartial pour limiter les dommages et instaurer un ordre institutionnel.
Si l’arbitrage ne permet pas un retour à la sérénité, l’organisation doit alors agir pour limiter la destruction du collectif, de l’organisation ou de l’activité économique. Son action, forcément drastique, se traduit alors par : la restructuration du service, le changement de poste ou d’affectation, la prise de sanctions, le licenciement, …
A ce stade ultime, tout le monde sort perdant : les protagonistes qui ont perdu face au désaccord, les collègues et managers impuissants qui se sont vus entraînés dans cette dynamique, l’organisation qui a perdu en efficacité et dont l’activité a été impactée.
La gestion d’un conflit nécessite de bien comprendre les facteurs qui l’alimentent et sa maturité dans la dynamique. Bien que le désaccord soit naturel à l’homme et à sa vie sociale, l’escalade du conflit peut être évitée. L’attention portée aux signaux de tensions, la recherche de solutions adaptées, la capacité à faire appel à des aides externes au conflit sont de précieuses clés de résolution.
TOIT de SOI accompagne ses clients pour réguler les situations de tension et intervient dans des médiations. Notre expérience montre que des lendemains collaboratifs peuvent succéder aux conflits. La formation des managers à la dynamique des conflits et à leurs outils de résolution, le développement de l’écoute active et de la communication collaborative, ainsi que le recours à la médiation, contribuent à créer des conditions de travail de qualité pour tous.
Rédaction : Séverine Duflos
Sources :
Glasl F., Konfliktmanagement, Freies Geistesleben, 1999 (trad. fr. : La gestion des conflits, éditions ESF, 2016)
Reid D., L’affaire Lip 1968-1981, Presses Universitaires de Rennes, 2020.
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Dwyer, J., The Impact of Personality on Conflict Resolution in the Workplace, Journal of Management Development, 2014
Kahn, K. & O'Leary, M. (2000). The Role of Communication in Conflict Resolution, Negotiation Journal.
Rizzo, J.R., House, J.S., & Lirtzman, S.I. (1970). Role Conflict and Ambiguity in Complex Organizations, Administrative Science Quarterly.
Jehn, K.A. (1995). A Multidimensional Theory of Conflict in Organizations, Research in Organizational Behavior.
Kotter, J.P. (1996). Leading Change, Harvard Business Review Press.
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